Lafarge en Syrie : pourquoi l’entreprise est mise en examen pour "complicité de crimes contre l'humanité"?

Photo prise en 2014. ©AFP - FRANCK FIFE
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La cour d'appel de Paris a confirmé, mercredi 18 mai 2022, la mise en examen du cimentier Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité en Syrie. Une mise en examen qui s'ajoute à deux autres : pour "financement de groupes terroristes" et pour "mise en danger de la vie d’autrui".

Avec
  • Mathieu Delahousse Grand reporter à L’Obs, auteur du livre « Le prix de nos larmes. Le roman noir des millions versés aux victimes du terrorisme », ed. de L’Observatoire

Pourquoi le cimentier Lafarge est-il mis en examen pour « complicité de crimes contre l’humanité » en Syrie ? Cette décision a été confirmée mercredi 18 mai 2022 par la cour d’appel de Paris. Le groupe français est soupçonné d’avoir versé plusieurs millions d’euros à des groupes terroristes dont l’Etat islamique entre 2013 et 2014, pouvant ainsi poursuivre ses activités dans un pays en guerre depuis 2011. Pourquoi la complicité de crimes contre l’humanité apparaît-elle dans ce dossier ? Une situation inédite pour une entreprise.

Guillaume Erner reçoit Mathieu Delahousse, grand reporter à L’Obs, auteur du livre « Le prix de nos larmes. Le roman noir des millions versés aux victimes du terrorisme », ed. de L’observatoire, spécialiste des questions de justice.

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Auteur également de « La chambre des coupables. La justice face aux djihadistes français », ed. Fayard, janvier 2019.

Mathieu Delahousse a également publié en septembre 2021 dans L'Obs l'article Le cimentier français Lafarge, soupçonné d’avoir financé l’Etat islamique, était-il un nid d’espions ?

La mise en examen pour complicité de crime contre l’humanité

"Cette affaire sera extrêmement importante sur le plan judiciaire". Il est reproché au cimentier et à sa filiale installée dans le nord de la Syrie depuis 2010 d’avoir financé des groupes terroristes qui constituaient les émergences de Daesh à l’époque, par le biais de ciment, de pétrole et de notes de frais, pour pouvoir poursuivre ses activités. "La somme est évaluée à 13 millions de dollars selon un rapport interne et selon des dirigeants à 500 000 dollars".

"Pour une mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité, il suffit selon la Cour de cassation, d’avoir eu connaissance que les djihadistes commettaient des exactions et des crimes contre l’humanité, sans nécessairement faire partie du groupe", explique Mathieu Delahousse. Ces exactions étaient connues depuis les années charnières de la guerre 2013-2014-2015.

Un avertissement considérable pour les entreprises à l’étranger

La mise en accusation concerne l’entreprise et ses dirigeants. Selon Mathieu Delahousse, c’est un avertissement considérable pour toutes les entreprises qui travaillent à l’étranger. "Le raisonnement juridique à l’oeuvre pour le procès de Maurice Papon qui mettait en avant que la connaissance sans l’appartenance suffisait est repris ici. Les parties civiles qui sont des associations internationales mettent en avant le fait que demain on ne pourra plus être en zone de guerre et poursuivre ses activités en faisant fi de la situation". Mathieu Delahousse précise : "Personne n'accuse Lafarge aujourd'hui d'avoir fait partie de l'Etat Islamique. Tout le monde considère, en revanche, que la poursuite de cette activité pose problème, au niveau de la connaissance des choses."

Les éléments du dossier

Ce dossier judiciaire est ouvert depuis cinq ans. Il est mené par des juges antiterroristes, des juges financiers, les douanes et d’autres services d’enquête. Comme le rappelle Mathieu Delahousse, "beaucoup d'éléments se recoupent : l'élément financier, la question du "qui savait quoi" au niveau de la diplomatie française et l'hypothèse que les services de renseignements aient pu se servir de l'usine pour apporter des informations à leurs pays respectifs".

"Est-ce que Lafarge est une entreprise privée ? Oui. Porte-t-elle les couleurs de la France ? Les dirigeants de l’entreprise l’ont mis en avant dans leur défense en expliquant qu’ils avaient eu des visites régulières d’ambassadeurs de France en Syrie et que ces politiques étaient au courant". Ce sera un des points essentiels du dossier estime Mathieu Delahousse.

En janvier 2013, la France ne connaît pas encore tous les départs des jeunes djihadistes pour la Syrie. En ce sens, "le dossier Lafarge rejoint La grande Histoire ". Plusieurs français vont passer par la Turquie et le nord de la Syrie. L’information va remonter par les responsables de la sûreté locaux de Lafarge puis par les responsables nationaux. "Dans le dossier, des responsables du renseignement intérieur français ont été entendus et ont confirmé que ces informations ont remonté. D’autres services de renseignements ont-ils été eux aussi informés par le biais de l’usine ? C’est la question qui se pose actuellement. Cela ne pourrait pas dédouaner Lafarge d’un point de vue juridique. Selon la Cour de Cassation, la complicité de crimes contre l’humanité est constituée". En revanche cela apporte des éléments de nuances et d’explications tout en complexifiant le paysage.

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