Le dessinateur Sempé, créateur du "Petit Nicolas", est mort

Publicité

Le dessinateur Sempé, créateur du "Petit Nicolas", est mort

Par
Sempé, en 1983, lors du tournage d'une émission qui lui était consacrée.
Sempé, en 1983, lors du tournage d'une émission qui lui était consacrée.
© Getty - Jacques PRAYER

Le dessinateur Sempé est mort, ce 11 août à l'âge de 89 ans. Rendu célèbre avec "Le Petit Nicolas", Sempé avait illustré, avec ses dessins tendres et mélancoliques, les pages de nombreux journaux et les prestigieuses couvertures du New Yorker.

Impossible de ne pas se remémorer le trait simple, efficace et poétique de Sempé, de ne pas se rappeler ses personnages épurés, tout en nez, longilignes ou pointus, souvent encadrés d'immenses bâtiments, comme pour mieux les inscrire dans leur présent. Le dessinateur humoriste est mort ce 11 août 2022 à l'âge de 89 ans, a annoncé son épouse à l'AFP.

Sempé "déteste la bande dessinée, confiait-il dans l'émission Le Réveil culturel en 2019. Je ne sais pas en faire, et puis ça ne m’intéresse pas du tout". S'il n'est pas auteur de BD, l'illustrateur n'en créera pas moins un personnage dessiné devenu célèbre, Le Petit Nicolas, ainsi qu'une galerie de personnages intemporels, monsieur et madame tout le monde aux traits familiers, aisément identifiables.

Publicité
Le Réveil culturel
26 min

Sempé se prénommait Jean-Jacques, "mais ça ferait un peu long sous un dessin, je signe donc de mon nom de famille", confiait-il en 2011 dans Hors-champs , au micro de Laure Adler. Jean-Jacques Sempé, donc, né le 17 août 1932, connaît une enfance compliquée mais heureuse. Fils adoptif d'un père représentant de commerce et d'une mère qu'il décrit comme "un peu violente", Sempé assistait régulièrement, avec son demi-frère et sa demi-sœur, à leurs incessantes disputes, comme il le racontait dans l'ouvrage Enfances, entretien avec Marc Lecarpentier (Denoël) : "Toute ma vie – d'enfant – j'ai entendu ma mère faire des reproches à mon père sur le fait qu'il ne trouvait pas de travail autre que le misérable boulot qu'il avait. […] C'était toujours des bagarres, toujours des disputes, toujours des dettes, toujours des déménagements en vitesse."

"Je n'étais pas un enfant martyr, temporisait Sempé dans Hors-champs. Vous savez, l'époque a changé, avant on tapait sur les gosses..." Pour Sempé, l'enfance, quand bien même elle n'était pas très heureuse, reste "inoubliable, bizarre, étonnante" : "quand on pense à son enfance, une bouffée de souvenirs agréable, quelles que soient les circonstances, afflue à votre mémoire", raconte-t-il. De ses jeunes années, l'illustrateur conserve, assure-t-il dans l'émission La Part d'enfance, "un irrépressible sentiment de naïveté" et "un besoin fou d'être optimiste", qui lui inspireront par la suite nombre de ses dessins. A l'époque, Sempé, s'il griffonne déjà, ne rêve pas d'être dessinateur, mais ne jure que par la musique et le football, racontait-il sur France Culture en 1968 : "Quand j'étais jeune j'avais deux obsessions, deux idées fixes, je voulais être musicien dans un orchestre de jazz et je voulais être footballeur professionnel. Je n'avais aucune chance car je ne connais pas la musique et je jouais très mal au football, alors je ne dessinais que des orchestres et des footballeurs. C'est comme cela que je me suis mis au dessin".

À réécouter : Sempé : "Je voulais être musicien de jazz ou footballeur professionnel"
Les Nuits de France Culture
1h 24

Un dessinateur distrait

Alors qu'il vit dans les Pyrénées, Sempé quitte l'école, qu'il n'a pas fréquentée pendant deux ans du fait de la Seconde Guerre mondiale, à l'âge de quatorze ans. Un temps livreur à bicyclette, puis courtier en vins, c'est finalement vers le dessin qu'il se tourne.

Sempé, qui s'adonne au dessin, rencontre sans le savoir à l'âge de 17 ans, une figure dans ce domaine en la personne de Chaval, comme il le racontait dans La Part d'enfance"On m'avait dit que monsieur Le Louarn - c'était son nom, je ne le savais pas à l'époque - faisait des dessins et qu'il serait bon que j'aille lui montrer ce que je faisais. Je vais chez ce monsieur Le Louarn qui me reçoit gentiment et à qui je montre mes dessins, le pauvre. Je dis le pauvre parce que c'est très embarrassant. C'est prendre du temps à quelqu'un pour lui montrer des horreurs. Il se demande comment il va s'en tirer. Pour être poli, gentil, pas trop vexant. Moi, quand ça m'arrive, c'est effrayant. J'ai horreur qu'on me montre des dessins, j'ai horreur de ça. Et je fais comme il a fait lui. J'ai commencé par dire "Ne faites surtout pas un métier comme ça. On ne peut pas gagner sa vie avec ça. Et si on s'accroche..." - C'est ce qu'il m'a dit le brave Chaval - et je me suis accroché."

En 1950, à l'âge de 18 ans, Sempé vend ses premiers dessins de presse au journal Sud Ouest, qu'il signe alors "DRO", en référence au verbe anglais "Dessiner", "To Draw". Désargenté, il s'engage finalement dans l'armée, "pour être logé et nourri", en falsifiant son âge, et est affecté en région parisienne. Par distraction plus que par rébellion, il effectue plusieurs séjours en prison : "J'étais terrorisé, se remémore-t-il. Non pas que je fus une forte tête, pas du tout. J'étais distrait, alors je perdais un fusil. Vous savez, ça ne faisait pas plaisir aux militaires. On vous confie un fusil, et vous arrivez les mains dans les poches en disant "J'ai perdu mon fusil". C'est très mal accepté. C'était par distraction, que je me retrouvais en prison."

Hors-champs
44 min
Jean-Jacques Sempe, dans son studio, octobre 2011, à Paris.
Jean-Jacques Sempe, dans son studio, octobre 2011, à Paris.
© Getty - Luc Castel

"Le Petit Nicolas", de la BD au roman

En 1954, Sempé rencontre René Goscinny, dont il devient un grand ami. Ensemble, ils travaillent pour l'hebdomadaire belge Le Moustique et, déjà, Sempé esquisse en quelques coups de crayons le personnage du Petit Nicolas, dont le nom est inspiré par une publicité du caviste homonyme. Le rédacteur en chef du journal lui commande alors une bande dessinée, dont Sempé confie naturellement le scénario à son acolyte : l'aventure s'arrête au bout de 28 planches.

Lorsque Goscinny est licencié par la rédaction du Moustique après avoir demandé plus de reconnaissances pour les auteurs, Sempé le suit. C'est à la rédaction de Sud Ouest Dimanche que les deux auteurs reprennent le personnage, comme il le racontait dans Hors-champs : "Il y a eu collaboration, parce qu'il y avait une amitié. On était devenus copains, on se voyait souvent, ça s'est fait comme ça tout naturellement. René écrivait les textes dans son coin, il me les apportait, je les lisais et je faisais quelques dessins. Je n'en faisais pas beaucoup parce qu'il n'y avait pas beaucoup de place pour les dessins. Les dessins étaient assez chers à imprimer à ce moment, alors on me demandait de ne pas en faire trop. [...] J'étais pas illustrateur. J'étais dessinateur. Je dessinais ce que j'aimais dessiner. C'est comme ça que notre collaboration est née. J'avais commencé à faire des dessins humoristiques avec un petit gosse que j'avais appelé Nicolas et un jour on a décidé après de multiples péripéties professionnelles d'en faire des livres. C'est René qui a inventé les copains et la famille. Moi, je ne me suis occupé que du football".

Dans la même émission, on pouvait également entendre Goscinny raconter en 1962 la genèse de ce personnage sur France 3 national : "Avec Sempé, nous avons créé Le Petit Nicolas. Nous n'avons pas pensé spécialement aux enfants, aux adultes. Nous l'avons fait comme ça. Notre éditeur se le demandait également. Et les adultes l'ont acheté. Les enfants l'ont lu et nous ne savons toujours pas à qui il s'adresse. [Nous avons voulu], tout simplement écrire une histoire sur un enfant et sur des enfants, surtout des enfants comme nous les aimons, c'est-à-dire des enfants vrais, le plus vrai possible. Alors, nous avons commencé d'ailleurs sous forme de bandes dessinées [...] et puis, un jour, à Sud Ouest Dimanche justement, ils nous ont demandé d'écrire une histoire pour leur numéro de Pâques. Vous savez, c'est très difficile d'écrire des histoires pour Pâques. On en revient toujours aux œufs et aux cloches. Et là, nous avons eu l'idée, justement, de reprendre ce personnage. C'était tout simplement le petit Nicolas qui recevait chez lui ses amis pour un goûter à Pâques".

Les aventures du Petit Nicolas débutent ainsi le 29 mars 1959. Le personnage phare de Sempé présentera, inlassablement à chaque récit, sa bande d'amis. D'Alceste "un copain qui est très gros et qui mange tout le temps" à Agnan, "chouchou de la maîtresse", insupportable rapporteur qui "a des lunettes et on ne peut pas taper sur lui aussi souvent qu’on le voudrait", sans oublier Rufus, Clotaire, Eudes, Geoffroy, Joachim, Maixent ou encore la Maîtresse et le Bouillon. L'originale galerie de personnages reflète les souvenirs d'enfance de Goscinny comme de Sempé, et la narration enfantine, avec ses répétitions régulières et sa candeur, parle autant aux adultes qu'aux enfants. Avec une certaine forme de tendresse, Le Petit Nicolas devient un feuilleton hebdomadaire pendant près de sept ans, et s'impose, une fois paru au format livre, comme un chef-d'œuvre de la littérature jeunesse. Le succès des 223 histoires du Petit Nicolas deviendra, au fil des ans et des recueils (Le Petit Nicolas, Les Récrés du Petit Nicolas, Les Vacances du Petit Nicolas, Le Petit Nicolas et les copains, Le Petit Nicolas a des ennuis...), planétaire : Le Petit Nicolas est publié dans une quarantaine de pays.

Découvrez les en podcast : : Les Aventures du Petit Nicolas
Les Aventures du Petit Nicolas

Après Le Petit Nicolas, Sempé publiera, tous les deux à trois ans à partir de 1962, chez Denoël, un album de dessins. Il dessinera ainsi pas moins de 26 ouvrages, dans lesquels on retrouve notamment la figure de Monsieur Lambert, déjà présente dans Le Petit Nicolas. Autant d’œuvres qui croquent l'évolution de la société entre 1962 et 2007.

Un dessinateur de presse intemporel

Le Petit Nicolas ouvre surtout à Sempé les portes du dessin de presse. Lui ne se veut ni dessinateur de BD, ni commentateur politique, et croque savamment les travers de son époque. Dans les années 1950, il dessine des illustrations pour nombre de magazines : Le Rire, Noir et blanc, Ici Paris, France Dimanche, Paris Match, Pilote ou encore Esquire lui ouvrent régulièrement leurs pages. Les dessins contrastés de l'illustrateur, entre décors grandioses fourmillant de détails et personnages aux traits simples et clairs, ou à l'inverse entre foules minuscules aux traits noircis et bâtiments épurés, plaisent et appuient efficacement un humour simple et franc.

Sempé se démarque notamment par son intemporalité : "Il y a parfois des dessins d'humeur et après quand je les regarde, en général je ne les aime pas beaucoup, confiait-il ainsi dans l'émission "Le Bon Plaisir" en 1996 . Quand je fais des dessins d'humeur, quelques années après, je n'en suis pas très fier. Ce qui tendrait à prouver qu'il vaudrait mieux parfois mépriser son humeur, maîtriser son humeur, plutôt que de la laisser s'exprimer graphiquement."

"Ce que j'ai adoré dans le dessin humoristique, c'était le côté intemporel de ce que faisaient les dessinateurs humoristiques, précisait-il dans Hors-champs. Ça m'éblouissait. On pouvait très bien apprécier le dessin, trente ans auparavant que vingt ans plus tard, tandis que le dessin d'actualité, une fois que l'actualité a changé, le dessin ne signifie plus grand chose."

A partir des années 1960, Jean-Jacques Sempé est tour à tour un collaborateur régulier de L'Express, puis du Figaro, du Nouvel Observateur ou encore de Télérama. Ses dessins tendres, mélancoliques, plaisent au grand public. La consécration vient cependant de l'étranger, quand il devient illustrateur pour le New Yorker, dont il dessine de nombreuses couvertures : "J'ai beaucoup travaillé avec eux. J'ai fait, vous vous rendez compte, 103 couvertures. C'est incroyable ! Un jour, une journaliste du New Yorker était venue à Paris pour me poser des questions sur la politique française. Je ne sais pas pourquoi elle avait atterri là. Peut-être que quelqu'un m'avait fait une blague. Et puis elle était repartie avec un livre de dessins de moi qu'elle avait montré au directeur du New Yorker. Lequel directeur m'a écrit et voilà... J'ai envoyé des dessins. Et puis il y en a qui leur ont plu. J'étais tout content. Après quoi, je suis allé à New York pour les voir".

S'il exprime son talent revendiqué pour le football dans Le Petit Nicolas, c'est directement dans des ouvrages comme Musiques : conversations avec Marc Lecarpentier (Denoël) que l'illustrateur adresse sa passion pour le jazz ou le classique. "Je suis attiré par tous les musiciens mais je ne suis pas attiré par toutes les musiques, assure-t-il ainsi dans Le Réveil culturel en 2018. Il y en a que je ne supporte pas. Je n’aime pas cette infâme musique Pop Rock. C’est très mauvais. J’aime la musique classique et le jazz. Hormis Debussy, Ravel, Duke Ellington, Stravinsky et Bach, les autres doivent faire des efforts pour m’intéresser."

1h 00

S'il savait parler de ses inspirations, Sempé, malgré son succès et la reconnaissance, restait un éternel insatisfait, angoissé à l'idée de ne pas trouver d'idées. Son processus créatif, très lent, le laissait dans un certain désarroi. "Je dessine, je crois, tous les jours, mais il est très rare que je fasse un dessin dans une journée. Je travaille très très lentement. Ça m'agace mais c'est ainsi ! Je crois que je suis un de ceux qui travaille le plus lentement. Je recommence souvent, parfois en pure perte. Je me fixe une image que je voudrais atteindre et que bien entendu je n’atteins pas !", regrettait-il déjà dans Hors-champs. [...] Quand après avoir montré [un dessin] à pas mal d'amis, l'unanimité se fait, alors je me dis : bon, eh bien oui, maintenant d'accord, je le termine et puis voilà ! Je crois que tous les gens qui font quoi que ce soit dans le vaste domaine de la création sont comme ça. Je n'ai rien d'original. Nous sommes tous des inquiets."

"Il faut quelques années pour s’habituer, pour se dire qu’après tout, tel dessin n’était peut-être pas si mal que ça. Mais "aimer" c’est un bien grand mot, "accepter" disons, poursuivait-il quelques années plus tard, en 2019, cette fois-ci dans Le Réveil culturel. Si le dessin est parfait, c’est qu’il convient pour le rôle qu’il doit remplir, quelle que soit sa fonction. Cela se produit difficilement et pas souvent. Ensuite, il faut recommencer, encore et encore. C’est terriblement épuisant."

27 min

"Je ne sais pas décrire un de mes dessins, assurait en riant Sempé. Ou je vais le minimiser, ce qui serait fâcheux, ou je vais le glorifier, ce qui serait tout aussi fâcheux !" Pas besoin d'en rajouter, en effet : c'était là tout l'art de Sempé.