Connaissez-vous vraiment la musique du rappeur Jul ?

Jul lors d'un match de charité au stade Vélodrome de Marseille, le 13 octobre 2021 ©AFP - Nicolas Tucat
Jul lors d'un match de charité au stade Vélodrome de Marseille, le 13 octobre 2021 ©AFP - Nicolas Tucat
Jul lors d'un match de charité au stade Vélodrome de Marseille, le 13 octobre 2021 ©AFP - Nicolas Tucat
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Jul a inventé des nouveaux codes pour le rap, rassemblé un très vaste public et récemment coordonné un projet réunissant 157 artistes. Il est aussi une incarnation exemplaire des bouleversements à l'œuvre dans la production musicale, et des clivages sociaux qui scindent encore le public du rap.

"Tu connais le signe Jul, fais la gestuelle."

Jul a été populaire avant d'être grand public : alors que ses succès d'audience au rythme de sorties resserrées d'albums faisaient de lui l'artiste le plus écouté de France, il était encore largement ignoré d'une très grande partie du public, et cordialement méprisé par une autre. Même si la très large diffusion de Bande organisée a en partie résorbé ce clivage, le rappeur marseillais continue d'avoir mauvaise réputation... C'est que Jul incarne justement le populaire par excellence, à la fois dans la valorisation de l'authenticité et de la spontanéité, comme dans la stigmatisation d'un prétendu mauvais goût et de la vulgarité.

Il incarne l'esprit hip-hop, dans le sens où l'esprit hip-hop c'est faire une musique qui ressemble au milieu d'où l'on vient. Jul, c'est complètement cela, y compris dans le côté artisanal qui est très caractéristique de là où il vient. Il y a le côté "sourire triste", "pastis dans la Cristaline" qui très marseillais aussi, la fête mais mélancolique. De même d'un point-de-vue technique : qu'est-ce que fait Jul ? Il reprend le sampling, mais avec son propre environnement. Les rappeurs et les producteurs américains, évidemment qu'ils allaient sampler de la musique noire américaine, de la soul, du funk et donner les premiers morceaux de rap... Mais pour Jul, quand on est à Marseille, en France, en 90, qu'il y a beaucoup d'immigration d'Afrique du Nord ou comorienne, que nos parents écoutent Céline Dion, Francis Cabrel, Barbie girl à la télé, eh bien on va sampler ça.

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"C'est la vie que je mène."

Parce qu'il a su rapper la ville de Marseille et ses codes, Jul représente la quintessence de cette riche tendance phocéenne du rap français, et le succès retentissant qu'il a connu en mettant en place le "13'Organisé" a achevé d'en faire sa figure de proue. Le rappeur est à cet égard l'héritier d'une tradition spécifique qu'il reprend dans ses textes et dans son son : il s'agit par exemple d'une certaine propension à la mélancolie, d'influences issues du raï...

Mais lorsqu'il accède à la notoriété à partir du début des années 2010, Jul se dénote aussi par sa singularité. Il n'est ni originaire du centre-ville comme la première génération de rappeurs marseillais, ni des quartiers nord comme ceux qui le précède : il est le premier artiste issu de Saint-Jean-du-Désert (dit Saint-Jean La Puenta), c'est lui qui met les projecteurs sur les quartiers sud et initie une dynamique toujours à l'œuvre aujourd'hui. Surtout, la singularité de ses productions fera école, et ce qui l'identifie de façon exclusive en 2014 devient, après lui, une tendance appuyée du rap français. Plus largement, Jul a ainsi contribué au renouvellement esthétique hors du commun qui traverse le rap français autour de l'année 2015 : l'empire de la trap le cède à l' autotune, et des sons nouveaux apparaissent (celui de PNL par exemple, ou dans un autre registre, celui de SCH).

Je pense que c'est une porte ouverte vers l'intériorité d'énormément de jeunes (et de moins jeunes d'ailleurs) qui n'ont pas forcément l'espace public ou les ressources pour s'exprimer de cette manière, et qui voient dans Jul le reflet de leur propre intériorité. Je pense que c'est aussi un aspect très important, et que la santé mentale, des choses comme ça, c'est peut-être quelque chose dont on parle moins dans certains milieux, mais c'est aussi quelque chose de central.

Enfin Jul a aussi profondément réinventé le pacte de sincérité qui lie le rappeur et l'auditeur : si ses morceaux contiennent toujours certains signaux du banditisme, classiques dans le rap, il fait preuve d'une grande liberté dans sa représentation d'une forme de vie normale, jusqu'à aller à l'encontre des stéréotypes du rappeur. En dépit du succès, Jul se réfère davantage à Quechua qu'à Nike ou Dior, à Twingo qu'à Ferrari ou à Casio qu'à Rolex... Un "rappeur de natures mortes", entre le Marseillais normal entre tous et références fréquentes à la mélancolie, à la paranoïa et la solitude. Un conte de la folie ordinaire, en somme ?

Notre invitée :

  • Emmanuelle Carinos est doctorante à l'Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, membre du Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris (Cresppa). Elle travaille sur une thèse intitulée « Dénoncer, justifier, performer la violence dans le rap français contemporain » (sous la direction de Michel Kokoreff), et elle a codirigé l'ouvrage Perspectives esthétiques sur les musiques hip-hop paru aux Presses Universitaires de Provence en 2020.

Programmation musicale :

  • Jul, J'oublie tout (2014)
  • Jul, Briganté (2014)
  • Jul, Avec la Chapka (2018)
  • Jul, Tchikita (2016)
  • SCH feat. Le Rat Luciano et Jul, Fantôme (2021)
  • Jul, Mauvaise Journée (2017)
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