Sobriété énergétique : du slogan à la pratique

La centrale thermique de Jänschwalde, située dans le bassin minier de Lusace, en Allemagne, et considérée en 2019 comme le 4e plus gros pollueur d'Europe. ©Getty
La centrale thermique de Jänschwalde, située dans le bassin minier de Lusace, en Allemagne, et considérée en 2019 comme le 4e plus gros pollueur d'Europe. ©Getty
La centrale thermique de Jänschwalde, située dans le bassin minier de Lusace, en Allemagne, et considérée en 2019 comme le 4e plus gros pollueur d'Europe. ©Getty
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Pour contrer le risque de pénurie, la Première ministre Elisabeth Borne a encouragé les entreprises à la sobriété, faisant écho aux politiques de transition énergétique et de lutte contre le réchauffement climatique que se fixe son gouvernement. Le vœu de sobriété sera-t-il la solution à la crise ?

Avec
  • Nicolas Goldberg Consultant spécialiste de l‘énergie à Colombus Consulting
  • François Jarrige Historien des sociétés industrielles, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Bourgogne

L’expression "sobriété" est partout ; chez les patrons du CAC 40, le gouvernement, les économistes ou les historiens, mais désigne-t-elle des actions concrètes ou une vaporeuse déclaration d’intention ?

Pour la définir, identifier ses leviers et quantifier les efforts collectifs à faire, deux invités apportent leurs éléments de réponse. L’invité de 7h40 est Nicolas Goldberg , consultant énergie pour Colombus Consulting, auteur d’une note pour le think-tank indépendant Terra Nova, intitulée "Comment donner l’impulsion pour une sobriété collective, efficace, et aller au-delà des symboles ?".

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L’invité de 8h20 est François Jarrige , historien, maître de conférences à l’université de Bourgogne, spécialiste de l’histoire des techniques et de l’industrialisation au prisme des enjeux sociaux et écologiques et auteur de Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l'âge industriel (La Découverte, 2020)

Définir la sobriété, et la placer dans le contexte de la crise énergétique

"La sobriété, c’est une baisse de consommation via un changement de comportement, un changement d’usage, mais tout en préservant le service" introduit Nicolas Goldberg .

Elle est l’un des axes de la politique du gouvernement pour poursuivre efficacement l’objectif de neutralité carbone, défendu notamment dans l'accord de Paris de 2015 sur le climat (COP 21) .

La sobriété énergétique, qui suppose la commission de petites actions appelées "éco-gestes" mais aussi de plus grandes de la part des grands groupes industriels permettrait selon le consultant spécialiste des questions énergétiques de soulager la pression qui pèse actuellement sur le secteur énergétique dans son ensemble, et notamment français en raison de la baisse de la production électrique et dans une moindre mesure de la hausse du prix du gaz dû à la guerre en Ukraine.

Il apparaît dans ce contexte « nécessaire » de mettre en place la sobriété énergétique selon Nicolas Goldberg . Autrement, si ce concept ne s’applique pas concrètement à nos modes de vie basés sur « l’abondance » citée par le président Emmanuel Macron, on fait face en tant que consommateurs à un risque de pénurie avéré pendant l’hiver prochain, surtout si celui-ci est très froid.

Des prix du gaz et de l’électricité qui s’envolent

En raison de la crise gazière, mais aussi de la faible production de notre parc nucléaire, certains prix de l’énergie s’envolent. Mais de quels prix parle-t-on, prix de détail, prix de gros, prix annuel… ?

Nicolas Goldberg explique qu’en un an, c’est le prix de gros, soit le prix annuel calculé en fonction de la consommation annoncée de l’année prochaine, qui a effectivement augmenté dans des proportions « démentielles ». Celui-ci est passé en à peu près un an de 85 euros (soit déjà deux fois plus que le coût de l’énergie nucléaire régulée par l’Etat) à 1000 euros pour un mégawatheure (un bandeau d’électricité).

La guerre en Ukraine, un facteur aggravant d’une crise préexistante

La très forte hausse des prix du gaz mais surtout de l’électricité ne date pas d’hier, loin de là. Déjà, en octobre 2021 soit quatre mois avant la guerre en Ukraine, l’Etat a mis en place son fameux bouclier tarifaire pour limiter l’envolée des prix du pétrole, du gaz et de l’électricité et son impact sur le pouvoir d’achat des consommateurs finaux. « On s’était dits à l’époque que la hausse des prix allait prendre fin avant mars. Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé, et (le gouvernement) a donc mis en place le " quoi qu’il en coûte" cher à Emmanuel Macron et à Bruno Le Maire sur fond d’une autre crise, l’épidémie de covid 19.

Avec la crise en Ukraine, ce qui change véritablement, c’est le fait que les marchés anticipent une crise de long terme et donc les fournisseurs d’énergie essayent d’acheter en avance en anticipant des risques de défaillance dans l’approvisionnement futur. C’est ce qu’on appelle l’effet prix : la production de gaz étant en deçà des besoins, il est devenu extrêmement cher, donc les centrales électriques qui produisent de l’électricité en s’alimentant en gaz vendent elles aussi plus cher.

"Si l’Etat n’avait rien fait, on aurait eu + 35% d’augmentation des prix régulés de l’électricité, calculés chaque année en février", au lieu de 4% environ, insiste Nicolas Goldberg. Toutefois, le bouclier tarifaire, même s’il se prolonge, pèsera toujours, au final, sur les contribuables, qui sont aussi les consommateurs.

Palier à la crise grâce aux renouvelables

"Si l’on veut décarboner, il faut électrifier" postule Nicolas Goldberg . Il faut donc accompagner une hausse d’opportunité des énergies renouvelables, c’est-à-dire les subventionner pour encourager leur développement. Un projet de loi sur la simplification des renouvelables serait ainsi en préparation au sein du gouvernement, selon l’analyste.

Dans le secteur de l’éolien par exemple, les fournisseurs d’électricité sont sous contrat avec l’Etat et vendent leur matière première à prix fixe. En raison de la hausse progressive de l’éolien dans le mix énergétique, l’Etat va recevoir quelques 4 milliards d’euros au lieu de 2 milliards annuels par le passé. « C’est une manne financière que l’Etat peut utiliser pour protéger les consommateurs » plaide Nicolas Goldberg . Et c’est un signal positif en faveur des énergies renouvelables qui permettraient selon le consultant en énergie d’aller dans la bonne direction, augmenter toujours plus la part de l’électricité dans la mobilité, dans le chauffage, dans l’industrie, etc.

« Sobriété » plutôt que « décroissance » : une affaire de communication ?

Quelle différence majeure entre la sobriété appelée de ses vœux par le gouvernement et la décroissance ? Aucune réellement significative selon l’historien de l’énergie François Jarrige , pour qui l’exécutif a préféré mettre en avant un mot à la signification dévoyée voire creuse, et ainsi mieux masquer ses velléités à préparer les Français à un nécessaire changement de mentalité et de modes de vie, au profit de la transition écologique et énergétique.

Pour François Jarrige , il faut savoir percer la communication gouvernementale et accepter l’idée que la sobriété passe nécessairement en partie par la décroissance, c’est-à-dire à l’échelle des citoyens la baisse de notre consommation. « Derrière la décroissance énergétique, il y a la décroissance de nos consommations » insiste l’historien, qui pointe du doigt le fait que le terme de sobriété est moins lié à l’écologie punitive, c’est-à-dire qui limite les libertés individuelles, que le terme de décroissance.

Or, décroissance et sobriété ne s’opposent pas, elle se rejoindrait même de l’avis du chercheur.

Le mythe du découplage ou l’illusion du techno solutionnisme

Alors qu’en France, 2/3 du mix énergétique est composé d’énergies fossiles, François Jarrige plaide en faveur d’un consensus sur la nécessité de prendre le chemin de la décroissance. A la fois pour vivre plus sobrement mais aussi pour être en capacité de produire davantage ce dont on a besoin plutôt que ce dont on a envie. Par exemple, l’aviation est un secteur qui doit prendre le chemin de la décroissance, du moins pour les vols intérieurs.

Le mythe du découplage et le techno solutionnisme sont notamment cités par le chercheur pour expliquer que nos modèles consuméristes se sont imposés et subsistent encore aujourd’hui. Selon le mythe du découplage, on va pouvoir continuer la croissance et le dynamisme économiques, et donc le niveau de vie matériel actuel en les découplant de toute conséquence environnementale. "C’est là-dessus que s’est construit le développement durable dans les années 80, puis la croissance verte" dans un second temps, selon François Jarrige . Aujourd’hui, une nouvelle croyance, de nature différente mais aux effets comparables a émergé : le techno solutionnisme. Celui-ci fait croire à bon nombre de consommateurs, d’après l’historien, que "la technologie va permettre d’optimiser nos consommations, d’optimiser nos productions et donc de maintenir la même qualité de service et continuer d’augmenter notre niveau de vie tout en diminuant notre consommation d’énergie."

A la fois pour Nicolas Goldberg, consultant, et François Jarrige, historien, il est essentiel d’appliquer dans le temps long une politique sérieuse de décarbonage de la société avec des infrastructures poussant à la pratique du vélo, avec des transports en commun fonctionnant à l’électricité, avec des consignes de chauffage et de clim qui soient respectées (ne pas chauffer au-dessus de 19 degrés, ne pas climatiser en-dessous de 26 degrés), avec un moratoire sur les panneaux publicitaires et, enfin, une extinction dans les périodes de tensions énergétiques.

C’est à ces conditions que l’on pourra constater des effets de sobriété énergétique significatifs, et pas autrement, même en multipliant les éco-gestes au niveau individuels, insuffisants face au défi environnemental qui marque notre époque.

Nicolas Goldberg est l'auteur d'une note pour le think-tank indépendant Terra Nova, intitulée «  Comment donner l’impulsion pour une sobriété collective, efficace, et aller au-delà des symboles ? », publiée le 23 août 2022.

François Jarrige est l'auteur de Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l'âge industriel, ( La Découverte, 2020).

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