Russie : les enrôlements forcés vont-ils retourner l’opinion contre Vladimir Poutine ?

Une manifestante russe brandit un slogan contre la mobilisation partielle lors d'une marche pacifique dans les rues de Moscou, le 21 septembre 2022 ©Getty - Contributor
Une manifestante russe brandit un slogan contre la mobilisation partielle lors d'une marche pacifique dans les rues de Moscou, le 21 septembre 2022 ©Getty - Contributor
Une manifestante russe brandit un slogan contre la mobilisation partielle lors d'une marche pacifique dans les rues de Moscou, le 21 septembre 2022 ©Getty - Contributor
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Alors que Vladimir Poutine a annoncé une mobilisation partielle des forces russes pour mener la guerre en Ukraine, la population du pays se mobilise et manifeste. Certains tentent même de fuir.

Avec
  • Françoise Daucé Directrice de recherche à l’EHESS, directrice du Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC)
  • Sylvain Tronchet Journaliste, correspondant de Radio France à Moscou

Cette fois, Vladimir Poutine va-t-il trop loin ? La population russe sort-elle de son apathie pour s'opposer à son dirigeant ? Pour tenter de répondre à ces questions, Guillaume Erner reçoit Françoise Daucé, directrice d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et directrice du Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre européen – CERCEC, Sylvain Tronchet, journaliste, correspondant de Radio France à Moscou, et Iegor Gran, écrivain, auteur de Z comme Zombie (Editions du POL).

La remise en cause du contrat social russe

Pour la spécialiste des relations entre l’Etat et la société russes Françoise Daucé, "cette mobilisation partielle des hommes en Russie est un tournant dans la guerre qui remet en cause le pacte social russe" passé entre le pouvoir et les citoyens. "Le pouvoir détient le monopole de la politique - les élections sont falsifiées, on réélit le président à de multiples reprises…", mais, en échange, ce monopole garantissait jusqu’à maintenant "une certaine liberté d’action" aux Russes.

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Aujourd’hui, le rapport de force a changé : "la guerre s’invite dans les foyers et vient chercher les hommes, les fils, les maris… on n’est plus dans une guerre virtuelle."

Toutefois, "il n’y a plus de grand mouvement associatif ou politique qui puisse porter au niveau national la contestationLa grande difficulté, ce n’est pas tant l’apathie de la population russe que l’absence de structures pour porter son mécontentement" précise Françoise Daucé.

Maintenir les Russes dans l’illusion

Comme à son habitude, soutient Françoise Daucé, "le pouvoir russe fonctionne dans une très grande opacité. Vladimir Poutine a gardé secret l’article 7 qui évoque le nombre de personnes mobilisées sur l’avis de mobilisation partielle des hommes russes." Pour le correspondant à Moscou de Radio France, Sylvain Tronchet, "on a vu chuter la consommation d’information" en Russie, qui ajoute qu’il n’existe plus, actuellement, "d’instruments de mesure fiables de l’opinion publique en Russie."

Le flou informationnel a toutefois pu avoir comme conséquence positive pour les reporters étrangers basés en Russie de "libérer la parole de certains Russes". Avec "un système de propagande très efficace" dans le pays, "les réactions aujourd’hui contre la mobilisation restent épidermiques" d’après Sylvain Tronchet, par crainte de représailles de la part du pouvoir.

Des difficultés indéniables sur le plan militaire

Pour Françoise Daucé, "il y a de gros doutes sur la capacité de l’armée russe à absorber toutes ces personnes mobilisées." On a même vu des réservistes partir vers le front avec des fusils à baïonnette dans les mains, d’après la chercheuse. D’autres difficultés que celles d’ordre logistique s’ajoutent à la guerre d’invasion menée par la Russie, comme la corruption, qui "reprend du poil de la bête alors que la corruption du quotidien avait beaucoup baissé" selon Sylvain Tronchet.

Les hommes qui ne souhaitent pas mourir sur le champ de bataille sont aussi en train de fuir, d’après Françoise Daucé, qui les évalue à environ 250 000, "un chiffre considérable", d’après la chercheuse experte de la Russie. Selon elle, "ces citoyens russes cherchent de toute leur force à échapper à la mobilisation" en passant la frontière géorgienne en voiture ou même en essayant de prendre l’avion avant de recevoir leur ordre de mobilisation. Ainsi, le prix de certains billets d’avion explose, "il faut donc plusieurs milliers d’euros pour aller en avion de Moscou à Erevan, en Arménie, ou en Géorgie."

Une radicalisation dans l’entourage de Vladimir Poutine

Pour Iegor Gran, "cette mobilisation se passe plutôt bien pour Vladimir Poutine." D’après l’auteur, le soutien au président russe est encore très important. "Quand vous posez la question à un russe qui n’est pas militariste ou va-t'en guerre, 'l’Ukraine est-elle russe ?', et bien cette personne vous répondra 'oui, bien sûr !'" Car la propagande russe sur l’Ukraine agit dès l’enfance d’un individu. Le pacte entre Hitler et Staline pendant la 2nde Guerre mondiale ou encore l’épisode de la grande famine orchestrée par le pouvoir stalinien en Ukraine ont été effacées de la mémoire personnelle des gens en Russie, tant l’Histoire collective a été réécrite par le pouvoir russe.

Pour Françoise Daucé, "les élites russes ne peuvent plus revenir en arrière dans cette spirale de la violence", alors que le ministère de la Défense russe voudrait mobiliser un million voire un million deux cent mille personnes, d’après la chercheuse rattachée au Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre européen (CERCEC).

Certaines figures politiques traditionnellement modérées ou présentées comme libérales, tel que Dmitri Medvedev - président de Russie Unie depuis 10 ans - se sont radicalisées durant les dernières semaines vis-à-vis de la guerre et de l’affrontement idéologique avec l’Occident. "Si ce n’est plus Vladimir Poutine (aux responsabilités), ça peut être encore pire après lui" défend Françoise Daucé. D’après Sylvain Tronchet, "le 24 février, le début de la guerre, a été une phase de sidération, tandis que le 21 septembre, le début de la mobilisation partielle, a été, au contraire, un choc". Il ajoute que "les Russes font le constat de l’inefficacité de la mobilisation dans la rue", qui n’a jamais fait plier le pouvoir en Russie, selon lui.

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