Comprendre la richesse de l'arte povera en quelques œuvres

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Comprendre la richesse de l'arte povera en quelques œuvres

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Claudio Abate Pino Pascali, Ragno (Pino Pascali, Araignée), 1968. Property of the Fondazione per l’Arte Moderna e Contemporanea di Torino.
Claudio Abate Pino Pascali, Ragno (Pino Pascali, Araignée), 1968. Property of the Fondazione per l’Arte Moderna e Contemporanea di Torino.
- © Photo Studio Fotografico Gonella 2009 © Archivio Claudio Abate

Voici des artistes qui nous invitent à nous rincer l'œil. En mêlant l'art à la vie, en dépouillant le médium de sa fonction première, en répondant au productivisme par la sobriété, les artistes italiens de l'arte povera incarnent l'une des avant-gardes les plus originales des années 1960.

Nous sommes à Rome, en 1960. Sur les façades des immeubles en construction se dessine une ombre étrange, celle d'une statue du Christ transportée en hélicoptère de la via Appia Antica au Vatican. Du haut des toits, des femmes en bikini la saluent. Cette scène ouvre la Dolce vita de Federico Fellini. Une sculpture affranchie de son socle, un symbole religieux devenu banderole d'avion publicitaire, un théâtre d'ombre projeté sur une ville qui se prépare aux années de plomb : cette séquence fellinienne pourrait tout à fait nous servir de lampe torche pour éclairer le labyrinthe de l'arte povera, ce mouvement d'avant-garde artistique italien des années 1960. Rejetant le didactisme de l'art académique et défiant l'industrie culturelle populaire, les artistes de l'arte povera ont déplacé l'œuvre d'art de l'artefact au processus, du musée à la vie, créant dans une grande économie de moyens d'improbables images.

"Ils créent des icônes tout en se libérant de la rhétorique de l'icône, explique Giuliano Sergio, l'un des commissaires de l'exposition consacrée à l'arte povera des années 1960 à 1975 qui se tient en ce moment à Paris, au musée du Jeu de Paume et au Bal. Ils se libèrent des discours idéologiques, mais sans perdre cette histoire qui les nourrit ; c'est leur façon de regarder vers la modernité". Comment saisir toute la richesse de cet art pauvre ? Voici une porte d'entrée dans la grande constellation de cette utopie contestataire de la fin des années 1960, qui est peut-être à cette époque l'une des réactions les plus originales des avant-gardes européennes à l'hégémonie de l'art contemporain américain sur le marché de l'art.

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Un art italien et radical

"Dante", Luigi Ontani, 1972 Tirage photographique couleur mat 85 x 67 cm
"Dante", Luigi Ontani, 1972 Tirage photographique couleur mat 85 x 67 cm
- © Rome, Fabio Sargentini, Archivio L’Attico © Luigi Ontani

En termes de taxonomie, l'histoire de l'art n'est probablement pas la meilleure élève des sciences humaines, surtout lorsqu'elle délègue aux critiques la responsabilité de nommer un mouvement. Si le cubisme et le fauvisme sont nés de moqueries d'une critique d'art plutôt conservatrice, l'arte povera a été très sérieusement défini par Germano Celant, en 1967, dans un manifeste. Il accompagnait l'exposition “Arte povera-IM spazio”, organisée dans une galerie de Gênes, avec une douzaine artistes - la liste officieusement officielle des membres du courant : Alighiero Boetti, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Giulio Paolino, Pino Pascali, Emilio Prini, Giovanni Anselmo, Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Mario et Marisa Merz, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto et Gilberto Zorio… La plupart d'entre eux travaillent à partir de matériaux primaires (la laine pour Kounellis, la paille pour Pascali ou le bois pour Penone), qu'ils enrichissent d'une dimension poétique ou nous donnent à voir dans leur matérialité brute, pour ce qu'ils sont et non ce qu'ils représentent. Mais qu'on ne s'y trompe pas, "la pauvreté d'un matériau pour l'arte povera, c'est plutôt l'idée que l'essentiel est lié au geste, précise Diane Dufour, directrice du Bal, sur France Culture. C'est un geste qui guide, qui encapsule énormément d'intentions, d'émotions ou de perceptions, tout en restant simple."

A cette époque, l'Italie sort du miracle économique d'après-guerre, on danse au son de chanteurs américains, mais le fond de l'air est rouge. La révolte étudiante de 1968 rencontre celle des ouvriers l'année suivante, avant de céder la place au chapitre noir du terrorisme des "années de plomb". Dans le champ de l'art,  Lucio Fontana a ouvert d'un coup de cutter la brèche d'une remise en cause de la pratique traditionnelle de la peinture. Les jeunes artistes de l'arte povera s'y sont engouffrés, subvertissant les fonctions classiques des médiums artistiques, en se démarquant à la fois de l'art informel et sa poétique muette, et du pop art et son bavardage mercantile qui régnaient alors sur le marché de l'art. Prenant le contre-pied de la glorification de la culture industrielle et du pop art triomphant, contre l'enthousiasme pour la technologie, la publicité et les nouveaux médias, les artistes povéristes développent des stratégies esthétiques et politiques nouvelles : un travail épuré dans son geste et ses matériaux, un ancrage local des œuvres, et plus largement, une réflexion sur la place de l'homme dans la dichotomie nature/culture.

Les Regardeurs
59 min

Si le geste plastique se veut radical et novateur, nombre d'œuvres povéristes charrient la mémoire de l'histoire de l'art italienne, comme en témoignent les photographies de Luigi Ontani déguisé en Dante (image ci-dessus) ou l'installation Venere degli stracci (1967) de Michelangelo Pistoletto, rencontre entre une Vénus immaculée et un tas de chiffons multicolores. "Les artistes de l'arte povera entretiennent un rapport plus apaisé avec leur histoire et patrimoine que d'autres avant-gardes européennes des années 1960", souligne Quentin Bajac, directeur du musée du Jeu de Paume.

Un dialogue qui s'opère aussi avec l'actualité, l'histoire en train de se faire. Dans le contexte troublé des années 1960 et 1970, marquées par la contestation de mouvements sociaux, de grèves massives et par le terrorisme, les artistes investissent la ville, y font naître leurs œuvres en faisant participer la population. Mario Cresci veut ainsi sortir "la photographie de son cadre - celui de l'image et de l'atelier" décrit Quentin Bajac, en réalisant de grands rouleaux photographiques de la manifestation des victimes du séisme survenu en Sicile en 1968 contre l'inaction des pouvoirs publics. La même année, Cresci conçoit un autre rouleau photographique qu'il déploie dans les rues de Rome pour interpeller les passants sur les violences policières et la menace du nationalisme ; un happening rapidement interrompu par la police.

Juke-Box
59 min
Photomatic d'Italia, Franco Vaccari (1972 - 1974). Musée du jeu de Paume -
Photomatic d'Italia, Franco Vaccari (1972 - 1974). Musée du jeu de Paume -
© Radio France - P.P

Michelangelo Pistoletto, quant à lui, fait rouler sous les fameuses arcades de Turin une grosse boule de journaux appelée "Mappemonde épineuse", avant de la présenter dans une galerie enfermée dans une cage ; une fois l'intervention finie, l'œuvre d'art au musée redevient un objet. Citons aussi Franco Vaccari, qui décida de mettre à disposition des passants une cabine de Photomaton afin qu'en spectateurs-acteurs, ils se tirent le portrait et punaisent eux-mêmes leurs photographies dans l'espace d'exposition (image ci-dessus). Tout en subvertissant les lieux de l'art, ces artistes dessinaient un portrait de l'Italie au rythme de ses bouleversements sociaux et politiques.

CulturesMonde
51 min

L'art comme expérience, la vie comme théâtre

Giulio Paolini Antologia (26/1/1974) [Anthologie (26/1/1974)], 1974 Cartons d’invitation insérés entre deux toiles montées l’une contre l’autre.
Giulio Paolini Antologia (26/1/1974) [Anthologie (26/1/1974)], 1974 Cartons d’invitation insérés entre deux toiles montées l’une contre l’autre.
- Milan, collection particulière Photo Marco Ciuffreda. Courtesy Fondazione Giulio et Anna Paolini, Turin © Giulio Paolini

Bien que ces artistes italiens s'inscrivent dans une forme de résistance à l'art contemporain d'outre-Atlantique, plane au-dessus de leur travail une référence toute américaine : celle du philosophe John Dewey, auteur de L'Art comme expérience (1934). Cet ouvrage traduit en italien en 1951 aura un fort retentissement dans les milieux artistiques. Réconciliant pragmatisme et esthétique, Dewey y définit l’être humain comme un "être-en-relation" avec son environnement, un être capable d'insuffler aux parcelles du monde visible une valeur et une signification qui les transcendent et renvoient au monde invisible des émotions, des désirs, des rêves… En ce sens, l'esthétique ne se distingue pas radicalement des autres formes d’expériences humaines, "l’esthétique ne s’ajoute pas à l’expérience, de l’extérieur, que ce soit sous forme de luxe oisif ou d’idéalité transcendante", écrit Dewey, mais sous-tend constamment notre rapport à ce qui nous entoure.

"Ils vont ainsi s'emparer de la vie avec cette idée que la vie doit intégrer l'art et que l'art doit intégrer la vie", souligne Diane Dufour. Ce décloisonnement des arts et de la vie, ou de l'imagination et du réel, s'exprime chez ces avant-gardistes italiens de différentes façons. Certains, cités plus haut, créent des œuvres qui prennent corps dans la rue, mettent le médium artistique au service d'une imagerie sociale et politique sans fard. D'autres, comme Luigi Ontani, explorent leur identité comme vécue, traversée par l'art : "J'ai choisi de faire de ma vie peinture, et de ma performance peinture, non pas pour vivre l'oubli, mais pour ressusciter l'histoire de l'art, la fable, la mythologie, l'allégorie, le folklore, l'iconologie", expliquera l'artiste qui, dans ses autoportraits tirés au cœur des années de plomb, faisait revivre des figures mythiques italiennes.

Avoir raison avec...
28 min
Laura Grisi The Measuring of Time [La mesure du temps], 1969 Film 16 mm (still), noir et blanc, son, 5 min et 45 s, Courtesy Estate Laura Grisi.
Laura Grisi The Measuring of Time [La mesure du temps], 1969 Film 16 mm (still), noir et blanc, son, 5 min et 45 s, Courtesy Estate Laura Grisi.
- Rome et P420, Bologne © Estate Laura Grisi

Mais c'est peut-être surtout par la performance que ces artistes povéristes vont mettre en pratique cette relation entre l'art et la vie. Par une pratique plus expérimentale, ils expriment un nouveau rapport à l'art, dans lequel le processus artistique est tout aussi - sinon plus - important que l'œuvre, l'action que l'objet, le geste que l'image. On pense alors à un autre mouvement d'avant-garde européen qui lui est contemporain : Fluxus, dont on pourrait résumer l'esprit par la lettre de Robert Filliou "L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art".

Les performances des povéristes diffèrent alors de celles des néo-dadaïstes en ceci qu'elles nous touchent par leur sobriété, leur poétique souvent nourrie par une réflexion sur la place de l'humain par rapport à la nature. C'est par exemple cette vaine mesure du temps opérée par Laura Grisi en 1969 : un film en noir et blanc de cinq minutes, où l'on voit l'artiste à la croisée de l'arte povera et du Land art dénombrer les grains de sable d'une plage, lentement, au creux de la paume de sa main (image ci-dessus).

Gino De Dominicis "Tentativo di far formare dei quadrati invece che dei cerchi attorno ad un sasso che cade nell’acqua", 1969.
Gino De Dominicis "Tentativo di far formare dei quadrati invece che dei cerchi attorno ad un sasso che cade nell’acqua", 1969.
- © Gino De Dominicis / Adagp, Paris, 2022

C'est encore cette "tentative de formation de carrés au lieu de cercles autour d'un caillou jeté dans l'eau" (image ci-dessus), une œuvre de 1969 qui tient presque toute entière dans son procédé, comme l'image dans son titre. "L'artiste assis au bord d'une mare fait des ronds dans l'eau avec une pierre, à la seule différence que son effort tend à créer des carrés dans l'eau, commente le directeur de Jeu de Paume. On retrouve une forme d'absurdité par laquelle l'artiste défie les lois de la physique et semble imposer un ordre rationnel au monde naturel qui l'ignore". On songe alors à l'Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci, homme carré rentré au forceps de la rationalité mathématique dans un cercle… et l'artiste povériste de renverser la perception, nous rappelant par un humble caillou cette résistance naturelle, l'impossible quadrature du cercle.

Affaire en cours
7 min