Pourquoi le Tigré est-il en guerre depuis deux ans ?

Photo prise en Ethiopie le 9 juin 2022, d’un convoi transportant de l’aide alimentaire mondiale à destination du Tigré, région en guerre depuis deux ans. ©AFP - EDUARDO SOTERAS
Photo prise en Ethiopie le 9 juin 2022, d’un convoi transportant de l’aide alimentaire mondiale à destination du Tigré, région en guerre depuis deux ans. ©AFP - EDUARDO SOTERAS
Photo prise en Ethiopie le 9 juin 2022, d’un convoi transportant de l’aide alimentaire mondiale à destination du Tigré, région en guerre depuis deux ans. ©AFP - EDUARDO SOTERAS
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Il existe "une fenêtre très étroite pour éviter un génocide" au Tigré. C’est en ces termes que le patron de l’OMS a parlé, mercredi 19 octobre 2022, de ce qui se joue actuellement dans cette région du nord de l'Éthiopie, située à la frontière de l’Erythrée, pays voisin.

Avec
  • Sabine Planel Chercheuse à l’IRD, spécialiste de la géographie politique et co-rédactrice en chef de la revue Politique Africaine

Depuis deux ans, le Tigré est en guerre. La population est frappée par la famine. Ces dernières semaines, le conflit s’est accéléré. Lundi 24 octobre 2022, le gouvernement éthiopien doit participer à de nouveaux pourparlers en Afrique du Sud pour tenter d’en finir avec cette guerre. C’est ce qu’il a annoncé quelques jours avant.

Le Tigré est une région d’environ six millions d’habitants située au nord de l’Ethiopie, pays de l’Est de l’Afrique qui compte lui 110 millions d’habitants. Comment est née cette guerre du Tigré qui dure depuis deux ans – s’agit-il d’une guerre civile révélée par une crise politique ? Quels sont les acteurs du conflit ? Pourquoi la question du génocide est-elle posée ?

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Guillaume Erner reçoit Sabine Planel, chercheure à l’IRD, l’Institut de Recherche pour le Développement, géographe du politique.

Une division profonde entre les élites tigréennes et éthiopiennes qui a conduit à la guerre

Alors que le Tigré est une province éthiopienne qui abrite six millions de personnes au nord du pays, il s’agit d’"une région qui est peu peuplée par rapport à d’autres, bien plus lourdes démographiquement dans l’ensemble éthiopien, et dont les élites ont été au pouvoir durant les trente dernières années", selon Sabine Planel.

Le Tigré et l’Etat éthiopien sont entrés en guerre il y a environ deux ans, à la suite d’une division politique profonde "que les élites des deux camps ont décidé, à l’époque, de régler par un conflit alors que les (deux) parties pensaient que celui-ci ne serait que de courte durée et permettrait de trouver un arrangement là où les négociations (…) n’avaient pas réussi", explique la spécialiste en géographie politique.

Peut-on parler de guerre civile entre le Tigré et l’Etat fédéral éthiopien ?

D’après Sabine Planel, "c’est une guerre civile à la différence près qu’il y a une troisième partie, l’Erythrée, entrée dans les combats, et qui a très vraisemblablement préparé (…) la guerre" à l’époque des retrouvailles entre l’Erythrée et l’Ethiopie sur la scène internationale, présentées comme historiques et qui ont valu au Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, le Prix Nobel de la paix en 2019. Or, précise la chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), ce prix Nobel a été remis en raison de la fin d’une guerre qui durait depuis "très longtemps" et qui est sans doute à l’origine de la nouvelle guerre entre l’Ethiopie d’Abiy Ahmed et le Tigré, dirigé par le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF).

Pour Sabine Planel, "l’Erythrée a un contentieux majeur et ancien avec le TPLF qui dirige la région du Tigré et, ce faisant, ils se sont alliés pour une raison assez simple : les deux avaient un ennemi commun".

Après la famine, le risque avéré d’un génocide ?

Que sait-on de la situation au Tigré, précisément ? Sabine Planel répond qu’"il est extrêmement difficile de documenter ce qu’il se passe", étant donné que le gouvernement éthiopien dirigé par Abiy Ahmed a interdit à tout observateur l’accès aux territoires touchés par les combats.

Nous savons toutefois qu’il y a eu "toute une série d’exactions commise durant le premier moment de la guerre" entre novembre 2020 et le printemps 2021 d’après la spécialiste en géographie politique, "avec des violences extrêmes à l’encontre des populations civiles, des violences à caractère génocidaire, et notamment des viols de masse".

Depuis la reprise des combats au mois d’août 2022, "on a à nouveau des témoignages de personnes qui sont sur place et tout semble confirmer que les violences s’accélèrent. Entre les deux (parties), on a eu une instrumentalisation de la famine, qui a aussi visé (…) à empêcher les paysanneries de faire des récoltes. Le calendrier de la reprise des combats et des négociations vient à un moment où l’on attend dans le Tigré de nouvelles récoltes, qui, évidemment, seront faibles" anticipe Sabine Planel.

Les répercussions de la guerre en Ukraine ou l’atonie de la communauté internationale

Pour la chercheuse à l’IRD, "ce ne sont pas tellement les retombées de la crise ukrainienne" qui compliquent encore la situation sur le front de la guerre en termes d’approvisionnement, en carburants et en matériels. Elle met plutôt en avant "une atonie renforcée de la communauté internationale qui a des préoccupations ailleurs et pas du tout sur le champ éthio-tygréen".

Elle précise que l’accès des populations à des produits de première nécessité est rendu compliqué par le "blocus qui a été imposé par le gouvernement d’Addis-Abeba, et qui a concerné les systèmes bancaires, les communications, et évidemment (…) l’aide humanitaire qui a pu, il y a quelques temps, arriver de façon très partielle et (…) demeurer dans la capitale Mekele mais ne pas toucher les régions rurales qui sont celles qui ont souffert le plus de la faim".

Pourquoi ce conflit passe-t-il sous les radars de la communauté internationale ?

D’après Sabine Planel, "la communauté internationale privilégie le dialogue avec les gouvernements en place, quels qu’ils soient. Elle privilégie le dialogue avec le gouvernement éthiopien, qui a longtemps été un partenaire de l’aide internationale et une force de stabilité régionale extrêmement importante, dans un ensemble régional, la corne de l’Afrique, dont on connaît les remous".

Actuellement, le gouvernement éthiopien est "une force de déstabilisation considérable". Il en est de même s’agissant du gouvernement érythréen, qui n’a jamais caché "sa volonté de désorganiser la région pour mieux pouvoir la contrôler", détaille-t-elle.

Des pourparlers porteurs d’espoir en terre sud-africaine ?

Alors qu’ont lieu des discussions ce lundi 24 octobre 2022 en Afrique du Sud entre les différentes parties engagées dans le conflit, Sabine Planel se dit "relativement mesurée" et précise que "l’on espère au moins un cessez-le-feu, parce que là, l’accélération des violences contre des populations civiles du Tigré semble très abrupte". La chercheure ajoute que "ces pourparlers font suite (…) à une délégation éthiopienne qui avait été envoyée à Washington début octobre 2022 pour demander une restructuration de la dette. L’Éthiopie a désespérément besoin d’argent, (…) pour conduire la guerre, mais aussi pour engager toute une série de réformes".

Vous pouvez écouter l'interview en intégralité en cliquant sur le player en haut à gauche de cette page.

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