Brigitte Giraud, prix Goncourt 2022 pour "Vivre vite"

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Brigitte Giraud, prix Goncourt 2022 pour "Vivre vite"

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Brigitte Giraud au balcon du restaurant Drouant ce jeudi 3 novembre 2022.
Brigitte Giraud au balcon du restaurant Drouant ce jeudi 3 novembre 2022.
© AFP - Bertrand Guay

L'autrice déjà lauréate du Goncourt de la nouvelle en 2007 a obtenu la récompense suprême pour son roman paru chez Flammarion. Une (en)quête tout en retenue, série de "si", qui ausculte la mécanique de la disparition de son compagnon. Brigitte Giraud est la treizième femme Goncourt depuis 1903.

"La première révolution, pour moi, a vraiment été l'apprentissage de l'écriture et de la lecture. Donc, à six ou sept ans", confiait récemment sur notre antenne Brigitte Giraud. On peut d'autant imaginer l'accomplissement que signifie ce jeudi pour l'autrice lyonnaise née en Algérie la consécration du Goncourt, après déjà plusieurs sélections et prix. En 2019, elle fut par exemple en finale du prix Médicis pour Jour de courage.

Les dix membres de l'Académie Goncourt, sept hommes et trois femmes, réunis au restaurant parisien Drouant, ont couronné la romancière lyonnaise au 14e tour de scrutin, signe d'un vote très serré. Brigitte Giraud l'a emporté face à Giuliano da Empoli pour Le Mage du Kremlin, grâce à la voix du président de l'Académie Didier Decoin qui compte double. Elle succède ainsi au Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. Pour Didier Decoin, au micro d'Oriane Delacroix dans notre émission " Bienvenue au (Book) Club", il s'agissait de saluer "un grand livre, une femme écrivain qui a déjà derrière elle une carrière forte et un livre - en tout cas c'était mon point de vue - qui sous une apparence très simple pose une question très grave. Le livre de Brigitte Giraud interroge le destin, le fameux fatum des Grecs. Et c'est ce que nous passons notre vie à faire". Le président de l'Académie de préciser également au micro de Margot Delpierre que son "intention était de voter pour ce livre depuis le début. Elle a en quelque sorte démonté l'horloge d'une vie, elle a mis tous les petits rouages de côté sur la table et elle les a analysés en se demandant pourquoi cette saloperie de rouage a provoqué cette catastrophe" :

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D Decoin : "Ce livre a une importance formidable car sous l'apparence d'une histoire d'amour, tragique, il va beaucoup plus loin, interroge le destin"

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C'est un tremplin majeur pour son récit rétrospectif, sobre et fort, d'un peu plus de 200 pages, paru fin août dernier aux éditions Flammarion. Une série de "si" et de signes déclinés et analysés autour de la disparition brutale d'un compagnon, Claude, sur fond de portrait d'une époque et de la ville de Lyon. Un texte tout de suite bien accueilli par la critique, et qui a attiré l'attention de plusieurs jurys des prix d'automne.

Femme de lettres et de musique déjà traduite dans une quinzaine de pays, dont l'Allemagne, la Chine ou la Norvège, finaliste du dernier prix Décembre, et toujours en lice pour le Femina, Brigitte Giraud devient la treizième femme récompensée par un Goncourt depuis 1903. "C'est magnifique, c'est inattendu, c'est émouvant" a-t-elle réagi. Avant d'ajouter penser à ses éditeurs, ses éditrices, à son fils, à Claude, à la littérature et "à ce que les mots permettent de... peut-être que les mots permettent de conjurer le sort" :

Brigitte Giraud : "C'est magnifique, c'est inattendu, c'est émouvant"

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À la table de l'Académie quelques minutes après l'annonce du résultat, dans l'attente de Brigitte Giraud.
À la table de l'Académie quelques minutes après l'annonce du résultat, dans l'attente de Brigitte Giraud.
© Radio France - Margot Delpierre

Une (en)quête pudique

"Avec des si, on referait le monde", ou "on mettrait Paris en bouteille", assènent les expressions. Ponctué de si, Vivre vite reconstruit un foyer et trois vies. À Lyon, dans les années 80 et 90. "Je reviens sur la litanie des 'si' qui m'a obsédée pendant toutes ces années et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel passé", lit-on page 23. Ou encore page 132, "redonner une chance à l'histoire de se dérouler autrement". La romancière a expliqué à Arnaud Laporte dans Affaires culturelles, sur France Culture : "J'avais dans ma tête tout un tas de scènes, de situations du quotidien qui s'était passé les jours, les semaines et les mois qui avaient précédé l'accident. Et toutes ces petites scènes de la vie quotidienne me disaient que rien ne s'était passé comme prévu. (...) Et j'ai visualisé ce grand canevas comme un puzzle, ou plutôt comme un arbre généalogique qui aurait pu conduire à la catastrophe."

Plus de vingt ans après la mort de son compagnon, Claude, dans un accident de moto sur un boulevard de Lyon, Brigitte Giraud se livre ainsi à une (en)quête intime et sociétale. "Je cherchais une forme à ce livre dont je savais depuis très longtemps que j'allais l'écrire, que je me devais de l'écrire. Peut-être pour lui, peut-être pour nous. Pour l'histoire d'amour, je ne sais pas exactement pourquoi. J'ai attendu assez longtemps parce qu'il fallait que je sois à la hauteur de cet homme, très probablement", a confié sur notre antenne celle dont le déclic a été la vente, il y a peu, de la maison de Caluire-et-Cuire, à côté de Lyon, qu'elle a commencé à habiter avec son fils, trois jours après le drame. Maison incriminée dans ce récit très précis du quotidien qui rappelle le film Les choses de la vie, de Claude Sautet. Maison qui "a été le premier domino que j'allais tenter d'abattre pour que tout s'enchaîne, les autres dominos".

Vivre vite fait aussi écho à  À Présent, court roman de Brigitte Giraud, publié en 2001 chez Stock, qui racontait les premiers jours d'un deuil, entre le moment où la narratrice apprend la mort de son compagnon dans un accident de moto et son enterrement.

"Sidérée de chagrin oui, veuve non"

Celle qui dédie ce récit à son fils Théo écrit être "sidérée de chagrin oui, veuve non". Elle revient méthodiquement sur tout ce qui a, aurait pu entraîner cette funeste journée. À commencer par la moto : "Pourquoi la Honda 900 CBR Fireblade (lame de feu), fleuron de l'industrie japonaise, sur laquelle roulait Claude ce 22 juin 1999, était-elle réservée à l'exportation vers l'Europe et interdite au Japon, parce que jugée trop dangereuse." Puis, point par point, numéroté, chapitré, elle décline les signes : 1/ Si je n'avais pas voulu vendre l'appartement 2/ Si mon grand-père ne s'était pas suicidé 3/ Si je n'avais pas visité cette maison etc.

Sur fond de Blur, Oasis, Nirvana et autres groupes d'alors, d'un monde qui parait déjà si loin - "il faut se souvenir de ce monde sans portable" - Brigitte Giraud nous entraîne dans "l'accélération la plus folle de mon existence. L'impression d'un tour de grand huit, cheveux au vent, avec la nacelle qui se détache". Elle se dit responsable du drame, "Par ma volonté, j'avais préparé, sans le savoir, les conditions de l'accident." Mais on n'a jamais expliqué les causes précises de cet accident et les affirmations-hypothèses à rebours se transforment si vite en questions que la thèse d'une seule coupable ne tient pas.

Ce compte-décompte implacable pourrait paraître morbide, mathématique et froid, aux limites de l'autopsie d'une légiste. Le pathos d'un requiem larmoyant pourrait l'emporter. Mais la vie prend le dessus grâce à une langue simple, des anecdotes familières - de couple, familiales ou immobilières - et de la pudeur, de la retenue, pour tenter de comprendre l'incompréhensible. L'histoire lyonnaise de Vivre vite interroge aussi notre monde. Brigitte Giraud soulignait ainsi dans notre studio : "Ce qui me permet aussi de faire des liens entre nos vies intimes et nos vies liées au libéralisme, à la mondialisation et à toutes ces choses extrêmement politiques". Enfin, loin d'un style, en apparence très recherché, ce livre trouve toute sa force dans la violence de ce destin, dans cette histoire si particulière et universelle à la fois, et dans la mécanique d'écriture et la toile historique élaborées par la narratrice.

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Brigitte Giraud, une vie de lettres et de musique

Brigitte Giraud reste marquée par sa découverte des mots dès l'enfance. Comme elle le racontait sur nos ondes à Arnaud Laporte dans Affaires culturelles, le 27 octobre dernier : "Je trouvais que c'était un miracle absolu d'être capable d'assembler des mots pour restituer quelque chose du monde qui vous entoure. Et de l'autre côté, l'apprentissage de la lecture est une expérience d'émancipation absolue parce que pour la première fois, vous pouvez vous dispenser des adultes qui sont censés vous transmettre le monde."

Née en 1960 à Sidi Bel Abbès, en Algérie, cette grande lectrice a étudié l’allemand, l’anglais et l'arabe qui lui permettent de devenir traductrice, brièvement dans l'industrie. Avant que sa passion des lettres ne l'amène à devenir libraire à Lyon, journaliste littéraire, critique littéraire (pour Libération Lyon), programmatrice pour la Fête du Livre de Bron, dans la région lyonnaise, ou encore directrice de la collection "La forêt" chez Stock, en hommage à une chanson de The Cure, "A Forest". De 2010 à 2016, elle y a notamment publié Mona Thomas, Lionel Tran ou Dominique A.

Ses nouvelles ont été distinguées dès 2007 avec le Goncourt de la nouvelle, pour L'amour est très surestimé. Onze nouvelles qui racontaient la fin de l'amour à travers onze destins. Vivre vite étant son onzième roman. Elle a également signé la courte pièce  Le jour où Maud a sauté, jouée au théâtre des Mathurins, et publié il y a quelques semaines son premier roman jeunesse, illustré par Laurie Lecou : Porté disparu.

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L'autre grande passion de Brigitte Giraud est la musique. Née des soirées canapé avec son père, à regarder de la variété à la télé et renforcée avec son compagnon Claude, "l'homme de ma vie", musicien devenu critique musical au cœur de Vivre vite. Elle confiait à Arnaud Laporte : "C'est vrai qu'après la mort de mon compagnon, j'ai été dans l'impossibilité d'écouter de la musique. Ça a duré deux ou trois ans. C'était extrêmement violent parce que c'était ce qui me reliait vraiment à lui. Et puis, on sait bien de quoi est capable la musique. C'est quand même ce qui vous relie le plus à l'intensité de la vie et de ce qu'on peut appeler les émotions. (...) Et petit à petit, le lien à la musique est revenu et je continue d'explorer tout ce qui se passe dans la scène plus contemporaine, comme si j'étais à mon tour devenue l'autre."

Cet amour de la musique a poussé Brigitte Giraud à écrire des chansons et à collaborer avec des musiciens. En 2009, elle a ainsi publié avec Fabio Viscogliosi le livre musical Avec les garçons. "Je l'avais écrit vraiment pour Fabio, pour être dit avec sa musique. Ce n'était pas du tout Fabio qui a composé indépendamment, mais vraiment un travail ensemble. Et Fabio reste un des musiciens que je vénère absolument.", explique-t-elle dans Affaires culturelles.

La lecture dansée BG/BG Parce que je suis une fille suivra avec la chorégraphe Bernadette Gaillard, avant la création de la lecture musicale L'Amour ping-pong avec le musicien Albin de la Simone, en 2014. Son roman Un Loup pour l'homme, déjà sélectionné pour les prix Goncourt et Femina en 2017, avait aussi fait l'objet d'une lecture musicale avec les musiciens Bastien Lallemant et Sébastien Souchois.

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La treizième femme récompensée par un Goncourt depuis 1903

Le Goncourt n'avait jusqu'ici récompensé que 12 femmes depuis sa fondation officielle en 1902 et son premier lauréat l'année suivante (John-Antoine Nau), dont trois depuis 2000 : Marie Ndiaye (2009), Lydie Salvayre (2014) et Leïla Slimani (2016). Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute, Hélène Bessette, Françoise Sagan ou Annie Ernaux ne l'ont jamais reçu, quand d'autres autrices incontournables ont été couronnées sur le tard.

En 1943, Simone de Beauvoir est ainsi pressentie pour son premier roman L'Invitée. Elle se serait même acheté une robe pour l'occasion. Finalement c'est Marius Grout qui gagne. Quand dix ans plus tard, en 1954, elle est couronnée pour Les Mandarins, elle ne se déplace pas pour recevoir le prix. En 1950, Marguerite Duras fait grand bruit avec Un barrage contre le Pacifique. Mais le jury de Colette lui préfère Paul Colin. Duras ne sera couronnée que trente-quatre ans plus tard, en 1984, pour L'Amant.

Cette année, deux femmes, Cloé Korman et Brigitte Giraud, figuraient aux côtés de deux hommes, Giuliano da Empoli et Makenzy Orcel, sur la liste des finalistes en lice pour le prix. Le jury de la prestigieuse académie comptant sept hommes et trois femmes.

Les femmes jusqu'ici récompensées étant :

1944 - Elsa Triolet, Le premier accroc coûte 200 francs (Gallimard)

1952 - Béatrix Beck, Léon Morin, prêtre (Gallimard)

1954 - Simone de Beauvoir, Les Mandarins (Gallimard)

1962 - Anna Langfus, Les bagages de sable (Gallimard)

1966 - Edmonde Charles-Roux, Oublier Palerme (Grasset)

1979 - Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette (Grasset)

1984 - Marguerite Duras, L'Amant (Minuit)

1996 - Pascale Roze, Le Chasseur Zéro (Albin Michel)

1998 - Paule Constant, Confidence pour confidence (Gallimard)

2009 - Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes (Gallimard)

2014 - Lydie Salvayre, Pas pleurer (Seuil)

2016 - Leïla Slimani, Chanson douce (Gallimard)

6 min

Avec AFP