“Printemps silencieux” ou comment Rachel Carson a modernisé l’écologie

Grâce à la plume de Rachel Carson, "Printemps silencieux" marque un tournant : l'écologie va devenir un mouvement populaire, plus seulement scientifique.
Grâce à la plume de Rachel Carson, "Printemps silencieux" marque un tournant : l'écologie va devenir un mouvement populaire, plus seulement scientifique.
"Printemps silencieux", Bible écolo
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“Printemps silencieux” ou comment Rachel Carson a modernisé l’écologie

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Une femme qui défie seule l’industrie chimique pendant les Trente Glorieuses : en 1962, Rachel Carson a changé la face de l’écologie en publiant "Printemps silencieux". Soixante ans plus tard, la COP15 sur la biodiversité s’ouvre et le récit de la biologiste américaine est devenu un classique.

" Printemps silencieux’ incarne le moment où l’écologie scientifique devient un mouvement social et politique", résume Baptiste Lanaspèze, cofondateur des éditions Wildproject, et éditeur du livre dans sa traduction française. "Ce qui est novateur, c’est qu’elle va transmettre cette vision écologique du monde au grand public", complète Elsa Devienne, enseignante-chercheuse en histoire et civilisation américaine. En 1962, le mot “écolo” n’existe pas au sens où on l’emploie aujourd'hui, et l’écologie est encore une science de laboratoire. Plus pour longtemps.

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C’est avec Printemps silencieux que l’Amérique découvre un péril invisible, qui fait taire les oiseaux au printemps : les insecticides. Le récit de Carson commence ainsi : “Il était une fois une petite ville au cœur de l’Amérique, où toute vie semblait vivre en harmonie avec ce qui l’entourait, où, au printemps, des nuages blancs de fleurs flottaient au-dessus des champs verts. Et puis, un mal étrange s’insinua dans le pays.”

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Ce mal étrange, c’est la pollution des terres et des rivières due aux insecticides, et leurs conséquences sanitaires, dénoncées par la biologiste, âgée de 55 ans à l'époque. Les Trente Glorieuses battent leur plein, l'époque voit le plein essor de l’agriculture intensive et de la monoculture.

Issue d’un milieu modeste, Rachel Carson a grandi dans une ferme et est animée par un sens du bien public. Elle arrête prématurément ses études et se spécialise en biologie marine. C’est avec ce thème qu’elle connaîtra son premier succès de librairie, avec La Mer autour de nous, en 1951. Auparavant, elle avait été alertée sur les ravages des insecticides par des propriétaires terriens, et horrifiée à la lecture d’études sur le sujet.

Un essai poétique et scientifique à la fois

Vingt ans d’enquête plus tard, Printemps silencieux paraît en feuilleton dans le New Yorker. Prophétique, poétique, il vulgarise la vision de Carson de la nature : en menant une bataille contre son environnement, l’homme mène en fait une guerre contre lui-même. La biologiste expose une écologie organique, où chaque élément a son utilité pour former un corps vivant : "L'équilibre de la nature repose sur une série d'interdépendances entre les choses vivantes, et entre les choses vivantes et leur environnement", explique-t-elle à l’époque dans une interview.

Carson plaide pour employer le terme de “biocides” et non celui “d’insecticides”, parce qu’ils détruisent la vie, pas seulement les insectes. Elle intègre à son récit des images fortes, pour marquer le lecteur : “Dès qu’ils se sont mis au travail, les paillettes de poison inoffensif sont tombées indistinctement sur les scarabées, les hommes, les femmes et les enfants. Lorsque vinrent neige et pluie, la moindre flaque d’eau se transforma en tisane mortelle.” À l’époque, certains termes ou notions sont nouveaux, comme “écologiste” ou “protéger l'environnement". L’autrice fait donc sortir l'écologie des laboratoires.

Best-seller pendant 86 semaines

C’est un carton commercial, qui reste en tête des ventes pendant plus d’un an et demi aux États-Unis. “Ça a marché parce que le livre était écrit dans la langue de l’ennemi”, analyse Baptiste Lanaspèze. C’est-à-dire “dans une belle langue, mais dans un style d’argumentation scientifique hyper serré.” Les 60 pages de notes bibliographiques lui serviront de forteresse argumentative. Car, comme elle fait trembler l’industrie chimique, Carson va être la cible d'une campagne de dénigrement organisée par les principaux visés et relayée par des scientifiques. Dans la presse, on la fait passer pour une hystérique.

"Hystérique", "lesbienne", "communiste"

On va l’accuser d’être manipulée par les communistes, la traiter de vieille fille, ce qui est en fait une sorte de message voilé pour dire qu’elle est lesbienne et donc à l’époque, que c’est une dégénérée”, énumère l’historienne Elsa Devienne. Carson n’est pourtant pas marquée politiquement et son discours est mesuré : elle ne milite pas pour l'interdiction de tous les insecticides, ni ne demande la préservation de tous les insectes.

Malgré le cancer qui la ronge, elle donne des conférences et témoigne devant une commission ouverte par le président Kennedy. Les faits qu'elle dénonce seront avérés et le DDT, un insecticide utilisé à l’époque comme du savon, sera interdit en 1972, l’année du "rapport Meadows", qui alerte sur les limites à la croissance.

Un héritage permanent

Rachel Carson est morte en 1964, deux ans après la sortie du livre mais elle continue d’inspirer : en 1970, l’Agence de protection de l’environnement est créée aux États-Unis. Elle donnera lieu aussi à des changements de discours. Le philosophe norvégien Arne Næss théorise en 1973 "l’écologie profonde", selon laquelle toute chose peut exister pour elle-même, sans besoin du regard de l’homme.

Soixante ans plus tard, Printemps silencieux reste “une boussole”, selon Baptiste Lanaspèze, qui observe que ses ventes en librairie ne cessent de progresser, faisant de ce petit essai des années 1960 un véritable classique de la littérature écologiste.