Che Guevara et la guérilla, avoir l’ennemi à l’usure : épisode • 4/4 du podcast Stratèges, une histoire militaire

Portrait de Ernesto "Che Guevara", dirigeant de la révolution cubaine, 1960 ©Getty - Bettmann / Contributeur
Portrait de Ernesto "Che Guevara", dirigeant de la révolution cubaine, 1960 ©Getty - Bettmann / Contributeur
Portrait de Ernesto "Che Guevara", dirigeant de la révolution cubaine, 1960 ©Getty - Bettmann / Contributeur
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Entre 1953 et 1959, la guérilla cubaine menée par Fidel Castro et Ernesto Che Guevara a raison du régime de Fulgencio Batista pourtant soutenu par les États-Unis. Quel rôle joue la guérilla dans l'histoire de la stratégie militaire ? Peut-on parler d'une stratégie de guérilla et de contre-guérilla ?

Avec
  • Janette Habel Politologue, chercheuse associée à l’Institut des Hautes Études de l’Amérique latine
  • Marie-Danielle Demélas Historienne spécialiste de l’histoire politique et militaire de l’Amérique latine et de l’Espagne, professeure honoraire à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3.

En 1961 paraît un ouvrage qui s’ouvre par le rappel d’une victoire : "La victoire armée du peuple cubain sur la dictature de Batista n’a pas seulement été le triomphe épique rapporté par les journaux du monde entier. En démontrant de façon tangible que, par la guérilla, un peuple pouvait se libérer d’un gouvernement qui le tyrannise, elle a renversé les vieux dogmes du comportement des masses populaires en Amérique latine." Voilà ce qu’écrit Ernesto Che Guevara dans La Guerre de guérilla, une stratégie révolutionnaire à appliquer partout dans le monde selon lui, après Cuba, le Congo, la Bolivie...

De la "petite guerre" à la guérilla

Il faut tout d’abord revenir sur le terme même de guérilla, qui a lui-même une histoire. Il désigne à l’origine les procédés de "petite guerre", littéralement guérilla en espagnol, c’est-à-dire des opérations de reconnaissance, de renseignement, de harcèlement, d’embuscade, de tromperie et de sabotage, qui reposent souvent sur l’effet de surprise et sont menées par des unités spéciales des armées régulières. Le but de ces manœuvres est d’affaiblir l’ennemi, parfois de le bloquer, en divisant ses forces. Marie-Danielle Demélas, spécialiste de l’histoire politique et militaire de l’Amérique latine, apporte des précisions sur l'origine de la guérilla : "C'est d'abord ce qu'on appelle la "petite guerre", ça existait dans des mondes qui n'étaient pas européens, entre l'Empire byzantin et les Turcs par exemple. La "petite guerre", c'est une guerre dans le cadre d'une armée régulière, un corps particulier qui est chargé d'opérations spéciales. Ce sont parfois des ethnies comme les Cosaques qui sont davantage disposées à cela. Dans tous les cas, des troupes mobiles, souvent à cheval, sont chargées de la reconnaissance, de l'espionnage, du harcèlement, de la poursuite des fuyards quand l'ennemi est vaincu, et éventuellement de l'exécution des fuyards et du pillage. Elles sont dirigées par un officier, que l'on appelle un officier partisan. Dans un premier temps, c'est une façon de se battre, c'est un groupe. Dans un deuxième temps, ça devient une stratégie, tout simplement par une stratégie de communication. On va persuader que la guérilla, avec peu d'hommes, est capable d'infliger beaucoup de pertes à l'adversaire."

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C’est avec les guerres napoléoniennes, et en particulier la guerre d’indépendance espagnole entre 1808 et 1814, que le terme change de sens, et se rapproche de la signification que nous lui connaissons aujourd’hui, qui évoque des combats asymétriques entre un petit groupe d’insurgés et une autorité contestée défendue par une armée régulière. Les Espagnols développent en effet des tactiques de résistance pour lutter contre les troupes de Napoléon Bonaparte, et parviennent ainsi, avec l’aide d’une coalition d’alliés, à obtenir le retrait des troupes impériales. La différence majeure entre cette guérilla et les opérations de "petite guerre" réside dans le fait que ce ne sont désormais plus uniquement des soldats professionnels qui ont recours à ces techniques, mais aussi des civils en armes.

La guérilla, un outil révolutionnaire

Dans le même temps, au début du XIXe siècle, la guérilla, au sens contemporain du terme, fait son apparition en Amérique espagnole. On observe alors un glissement dans la définition de la guérilla, qui, de simple technique de combat, devient un outil idéologique, puis un outil révolutionnaire, un idéal qui met en avant la figure du peuple héroïque prenant les armes pour défendre son pays ou une cause politique transcendante. Une autre caractéristique de la guérilla telle qu’on l’entend aujourd’hui se fait peu à peu jour : l’importance de l’ancrage local, dans un territoire donné et en lien avec une population donnée. La guérilla devient également un outil de légitimation du pouvoir, qui peut se substituer aux pratiques démocratiques, puisqu’elle tire sa légitimité de la souveraineté du peuple.

La guérilla fait florès en Amérique latine, d’abord dans le contexte des guerres d'indépendance face à l’Espagne. Les techniques de guérilla peuvent être utilisées aussi bien par les royalistes tenants de l’absolutisme espagnol que par les indépendantistes républicains. La guérilla semble alors parfois confiner à la guerre civile.

Les indépendantistes ajoutent cependant une autre composante à la guérilla, qui devient pour eux une cause politique sacrée et même sacrificielle. La guérilla devient un outil de lutte contre les régimes autoritaires d’Amérique latine, et se fait le symbole de la lutte socialiste et communiste, notamment à travers le cas de la révolution cubaine à la fin des années 1950. Janette Habel, spécialiste de l’Amérique latine et de Cuba, souligne que Che Guevarra a "un projet politique : c'est un projet qui vise à réaliser non pas le socialisme au début de Cuba, mais l'indépendance de Cuba face aux États-Unis. Cuba est presque considéré comme une néocolonie à ce moment-là et il faut étendre ce projet au reste de l'Amérique latine."

À réécouter : Concordance des temps - Guévarisme et Zapatisme
Les Nuits de France Culture
1h 00

La révolution cubaine, une guérilla réussie ?

Le cas de Cuba est l’emblème de la guérilla réussie, qui propulse Che Guevara sur le devant de la scène internationale. En 1961, il publie La Guerre de guérilla, un manuel révolutionnaire dans lequel il synthétise son expérience à Cuba et propose une théorie de la guérilla, souvent résumée sous le terme de "foquisme". Il s’agit selon Che Guevara de favoriser la création de foyers d’insurrection rurale (focos en espagnol), qui permettront ensuite la diffusion des idées révolutionnaires et la victoire de la guérilla.

Après le succès rencontré à Cuba, Fidel Castro et Che Guevara veulent continuer à lutter contre l’impérialisme et diffuser les idées communistes, en étendant la lutte par la guérilla à d’autres pays. Che Guevara va ainsi tenter d’exporter sa théorie et sa pratique de la guérilla, notamment au Congo en 1965, où il prête main-forte à la rébellion simba, et en Bolivie en 1967, où il dirige l’Ejército de Liberación Nacional (ELN), l’armée de libération nationale. D'après Janette Habel, "Che Guevara est un intellectuel et un homme d'action. Il combine les deux de manière assez exceptionnelle. Il comprend que les rapports de force entre les pays sous-développés et les pays développés sont la clé au moment du conflit sino-soviétique, qui est un désastre dans cette situation-là. Le Che va essayer de déterminer une voie intermédiaire."

Ces tentatives se soldent néanmoins par un échec au Congo et par la mort de Che Guevara en Bolivie, le 9 octobre 1967, lorsqu’il est capturé et exécuté par l’armée bolivienne soutenue par la CIA. La théorie stratégique développée par Che Guevara dans son livre La Guerre de guérilla ne semble donc pas avoir été si facilement transposable et n'a pas été la source de nouvelles victoires pour le camp communiste. La figure du Che, elle, demeure, puisqu’il fait aujourd’hui encore l’objet d’un culte de la personnalité qui met en évidence l’imaginaire sacré et messianique associé à la guérilla.

CulturesMonde
50 min

Pour en parler

Janette Habel est politologue, chercheuse associée à l’Institut des Hautes Études de l’Amérique latine (IHEAL) et spécialiste de l’Amérique latine et de Cuba.
Elle a notamment publié :

  • La Guerre de guérilla (de Che Guevara, préface de Janette Habel, Flammarion, 2010)
  • Ruptures à Cuba. Le castrisme en crise (La Brèche-PEC, 1989)

Marie-Danielle Demélas est historienne spécialiste de l’histoire politique et militaire de l’Amérique latine et de l’Espagne, et professeure honoraire à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. 
Elle a notamment publié :

Le Pourquoi du comment : histoire

Toutes les chroniques de Gérard Noiriel sont à écouter ici.

Le Pourquoi du comment : histoire
3 min

Références sonores

  • Extrait du documentaire Cuba, la Révolution et le Monde de Delphine Jaudeau et Mie Gold, 2019
  • Archive sur la toile de Goya et le 3 mai 1808 dans l'émission Au cœur des toiles dialogue imaginaire, France 3, 30 juin 1996
  • Archive de Che Guevara dans Nuits magnétiques de France Culture, 11 janvier 1994
  • Archive de l'annonce de la mort de Che Guevara le 9 octobre 1967, France Inter, 1967
  • Générique de l'émission : Origami de Rone

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