Entre boulevard et impasse, l'histoire politique s'écrit-elle dans la rue ? : épisode • 1/4 du podcast La rue, une histoire

Manifestation dans les rues de Paris contre la loi Debré en 1973. ©Getty - Keystone-France/Gamma-Keystone
Manifestation dans les rues de Paris contre la loi Debré en 1973. ©Getty - Keystone-France/Gamma-Keystone
Manifestation dans les rues de Paris contre la loi Debré en 1973. ©Getty - Keystone-France/Gamma-Keystone
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La rue est aujourd'hui considérée comme un espace d'expression politique privilégié, qui accueille régulièrement manifestations et rassemblements. En a-t-il toujours été ainsi ? Si le peuple est étroitement associé à la rue, comment le pouvoir politique s'approprie-t-il, lui aussi, la rue ?

Avec
  • Danielle Tartakowsky Historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, spécialiste des mouvements sociaux

C’est une histoire qui commence au champ, au champ lexical de la rue : trottoir, boulevard, ruelle, impasse, quai, pavé, voie, avenue… C’est aussi le champ lexical de la révolte : rébellion, soulèvement, insurrection, sédition, émeute, jacquerie, grève... mais aussi répression. À qui appartient la rue, quand l’histoire est à chaque coin de rue ?

L'architecture des rues au service du pouvoir

Dès l’Antiquité, la rue est un espace politique à double entente, qui peut se concevoir à la fois du côté des institutions politiques et du côté du corps social. L’aménagement des rues, depuis le pavage jusqu’à l’adduction d’eau, l’évacuation des eaux usées, en passant par les trottoirs ou les passages piétons, sont autant d’enjeux proprement politiques et administratifs, liés au gouvernement de la cité. Les statues et leurs inscriptions, nombreuses dans l’espace viaire antique, viennent confirmer cette dimension politique, d’affirmation et de mise en scène du pouvoir, qui est également affirmée lors de cérémonies et de processions à caractère politico-religieux. On trouve même à Pompéi des inscriptions de recommandations électorales (programmata), qui sont des manifestations de soutien aux candidats ou des remerciements aux électeurs ! Les documents officiels, gravés le long des rues, sont également visibles aux yeux de tout citoyen. L’Antiquité connaît même le graffiti : des inscriptions politiques voire séditieuses ont ainsi été retrouvées, notamment à Pompéi. "La rue n'est pas un simple décor, c'est une véritable construction et une affirmation politique lourde", souligne l'historienne Danielle Tartakowsky"Des affiches électorales sont gravées sur les murs de Pompéi, des textes officiels sont gravés à Éphèse, autour de la place des Conseils, François Ier est le premier à réguler les usages des placards. Ainsi, la rue nous parle. Elle est perçue comme un espace de contestation, de combat, de division, de tensions…"

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Les enjeux d’aménagement et d’investissement dans les infrastructures viaires se doublent d’enjeux sanitaires, et de préoccupations d’hygiène qui remontent à l’Antiquité mais sont récurrentes tout au long du Moyen Âge, de l’époque moderne, et se prolongent jusqu’au XIXe siècle. Au cours de ce que l'historienne Claude Gauvard, dans Histoire de la rue. De l'Antiquité à nos jours, a appelé un "long Moyen Âge de la rue", les enjeux de salubrité, d’hygiène et de sécurité prennent une importance croissante pour les autorités, qui tentent, avec plus ou moins de succès, de réguler les aménagements de voies, pour limiter les risques d’incendie et les désagréments des rues étroites, sales et obscures, potentiellement dangereuses. Les pouvoirs politiques lèvent des impôts pour financer ces travaux souvent onéreux. Le commerce dans les rues est également encadré, en particulier la propension des commerces à empiéter depuis leurs devantures jusque sur la chaussée.

La rue comme espace d'effervescence politique

La rue demeure un lieu d’affirmation du pouvoir politique, notamment à travers les "entrées royales", cérémonies organisées par la ville pour souhaiter la bienvenue au roi lorsqu’il vient la visiter, qui se traduisent par des processions et des mouvements de liesse populaire importants. Les victoires militaires sont aussi l’occasion de célébrations dans les rues, autour de la figure du roi vainqueur, et réaffirment la dimension politique de la rue, qui se fait caisse de résonance des grands événements politiques. Les nouvelles et les décisions d’ordre politique sont également transmises au peuple dans la rue, à travers la figure du crieur public, chargé de diffuser les édits, règlements et autres perceptions d’impôts, avant qu’ils ne soient affichés dans les rues à la vue de tous. La rue apparaît donc comme un enjeu central du dialogue entre le roi et ses sujets.

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La rue est également devenue synonyme d'insurrection politique. Depuis les révoltes médiévales, en passant par les émeutes des guerres de religion au XVIe siècle, les insurrections antifiscales, les troubles frumentaires du temps des Lumières, ou la Révolution française, la rue s’est affirmée à travers le temps comme un lieu de contestation et de sédition privilégié, espace protestataire par excellence. Le peuple peut y descendre, se faire entendre, manifester son mécontentement, et même faire et défaire les gouvernements. La Révolution française marque une rupture, à partir de laquelle la rue est étroitement assimilée à la souveraineté populaire, qui s’exprime à travers l’espace public.

Le XIXe siècle voit ainsi advenir le triomphe de la barricade. Danielle Tartakowsky précise que la barricade est "un phénomène de longue durée. Les premières sont appelées 'chaînes tendues' et sont nées au moment des guerres de religions. Les barriques (que l'on retrouve dans l'étymologie du terme 'barricade') sont ensuite apparues. (…) La barricade est là pour protéger le territoire, qui apparaît comme un espace légitimement détenu par ceux qui construisent la barricade, comme dans Les Misérables de Victor Hugo. Lors de la période contemporaine, notamment en 1968, les étudiants construisent des barricades pour maintenir leur présence dans le quartier Latin dont la police entend les chasser alors que c'est leur quartier ; ainsi, la barricade n'est pas un élément offensif mais devient un élément de défense". La victoire des républicains et l’instauration avec de la Troisième République d’un régime de plus en plus démocratique inaugure le temps des manifestations, dont nous sommes aujourd'hui largement héritiers.

🎧 Pour en savoir plus, écoutez l'émission

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Pour en parler

Danielle Tartakowsky est professeure émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, spécialiste des mouvements sociaux.
Elle a notamment publié :

Références sonores

  • Archive de Michel Audiard au micro de Jacques Chancel sur l'inspiration de la rue, 1978
  • Archive sur le Forum de Rome dans l'émission En direct de, RTF, 11 mai 1957
  • Extrait du film Monty Python : la vie de Brian de Terry Jones, 1979
  • Chanson La Rue Ketanou par le groupe La Rue Ketanou, 2011
  • Extrait du film Les Misérables de Robert Hossein, 1982
  • Générique de l'émission : Origami de Rone

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